Le CMTRA mène depuis 1995 des recherches ethnographiques auprès des populations issues de l'immigration. Ces travaux ont élargi notre champ de questionnement sur les mémoires musicales en introduisant les dimensions de minorité culturelle, d'immigration, et d'exil. C'est ce dernier élément que nous retiendrons dans le texte qui suit, avec, peut-être pour la première fois accessibles en français, des chansons traduites des langues d'origine portant sur l'exil.
Dans le contexte de telles recherches, ce sont les outils de l'ethnomusicologie, indispensables à ces travaux, qui sont mis à l'épreuve. La discipline même est actuellement en effervescence, et les questionnements sont partagés par de nombreux chercheurs et organismes. Dans cette optique, et avec la contribution du CMTRA, l'Association Rhône-Alpes d'Anthropologie édite un numéro spécial de sa revue l'ARA, intitulé « L'ethnomusicologie, mais encore... », où vous pourrez retrouver ce texte parmi 22 contributions, accompagnées par un CD.
Revue à paraître en juillet 2004, disponible à partir de cette période au CMTRA.
Parmi les témoignages recueillis dans la région lyonnaise auprès des personnes immigrées porteuses d'une mémoire musicale, un moment fort est le récit de l'exil. La dureté du voyage, la souffrance de l'éloignement, la séparation y sont présentes, mais toujours dans une dynamique positive de langage, où le fatalisme, l'acceptation des difficultés sociales, économiques sont convoqués pour tracer un récit écoutable, presque consensuel.
Les difficultés subies peuvent y être présentées comme autant d'épreuves normales de la vie d'une personne immigrée, et intégrées en tant que telles. Le seul courage semble y être suffisant pour surmonter les conditions épouvantables d'hébergement, les discriminations sociales, la pénibilité des professions, tous éléments courants des récits de vies des personnes immigrées. Mais où donc s'expriment la douleur de l'exil et la souffrance face aux discriminations, aux pressions xénophobes vécues par la personne immigrée ?
Une réponse nous vient à l'écoute de la traduction de certaines chansons composées par des personnalités musiciennes elle-mêmes immigrées, et engagées dans des parcours de chanteurs-auteurs-compositeurs correspondant à des rôles sociaux déjà présents dans leurs sociétés d'origine.
C'est dans ces textes chantés que surgissent, très condensées, toutes les souffrances, tous les regrets, toutes les nostalgies, et que s'expriment les reproches les plus violents à l'encontre de la société d'accueil. Ces textes sont des œuvres fortes, fortes de la liberté d'expression que permet la langue d'origine. Ils relèvent d'une pratique d'intimité communautaire, et sont des exutoires pour exprimer la déchirure de l'exil, la séparation d'avec la famille et le pays d'origine, l'éloignement inéluctable des enfants d'immigrés vers la culture d'accueil, le rapport dramatique à l'idée de retour au pays, toujours caressée, toujours reportée, l'autocritique du rêve initial du candidat à l'émigration et la certitude de mourir loin du pays natal.
Lors des chantiers de recherche menés par le CMTRA auprès des musiciens lyonnais originaires du Maghreb, et auprès d'habitants des Pentes de la Croix-Rousse à Lyon, des textes de ce type ont surgi en cours d'enquête. Un univers poétique d'une grande intensité dramatique est apparu, dans lequel la parole sur l'exil est prise, organisée, revendiquée par et pour les personnes-mêmes qui le vivent. Parmi les nombreuses personnes rencontrées au cours de ces recherches, deux personnalités se dégagent au vu de la densité, du nombre et de la qualité de leurs productions.
Monsieur Omar el Maghribi, chanteur-musicien né au Maroc, Monsieur Suleyman Dumlu, né en Turquie, vivent tous deux dans l'agglomération lyonnaise et ont tous deux un rôle d'auteur-compositeur-interprète dans leurs communautés respectives.
Leurs textes abordent très fréquemment la dimension de l'exil, soit comme sujet central de leurs chansons, soit en tant que toile de fond. La nature même de ces textes, destinés au chant, et donc organisés en couplets, et parfois refrains, contraint les auteurs à la concision et à la recherche de l'efficacité maximale en économisant les mots. Le résultat n'en est que plus puissant. Les textes qui suivent, écrits et chantés en arabe et en turc, portent en eux une vigueur qui résiste à l'épreuve de la traduction. Une analyse immédiate en est même rendue difficile par l'émotion qui surgit à la lecture, ou mieux, à l'écoute de ces œuvres.
Il semble que la barrière linguistique d'une part et la dimension d'intimité communautaire des contextes où s'expriment les chanteurs d'autre part rendent très difficile l'accès à ces textes pour la population d'origine culturelle française. Le chemin sera encore long avant que le contenu de ces chansons soit médiatisé largement, et puisse contribuer à une meilleure connaissance réciproque des populations de cultures différentes qui partagent le territoire dans notre pays.
Jean Blanchard
BLAADI (Ma patrie )
Paroles et musiques
OMAR EL MAGHRIBI
Mon pays, mon pays,
La terre où je suis né,
Toi qui y vas souvent, toi qui en reviens,
Raconte-moi seulement ce qui est bien là-bas.
Mon âme est attachée par ce lien
Parle-moi de ceux que tu as vus parmi les miens
Maman, papa, maman,
Je ne pensais pas rester longtemps ici
Je rêvais de l'immigration
Je n'avais pas prévu tout le mal qui m'attendait.
CD OMAR EL MAGHRIBI « BLAADI »
MPJ 111004, distribution CMTRA
PARIS, PARIS
Paroles et musiques
OMAR EL MAGHRIBI
Paris, Paris, Paris, Paris
Paris, Paris tu es jolie !
Les gens se promènent sur les places
Entre Asnières, Poissy, Clichy, Barbès.
À Pigalle, il y a toutes les beautés idéales,
Les Nadia, Myriam, Faty, Chantal,
Paris, you're vry nice Paris,
Paris, the gay Paris-Paris
Au-revoir, toi qui es si jolie,
Mon visa, tu sais qu'il est fini...
CD OMAR EL MAGHRIBI « BLAADI »
MPJ 111004, distribution CMTRA.
MA IHANINA (Maman chérie)
Paroles et musiques
OMAR EL MAGHRIBI
Laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi
Oh mon Dieu, ne me saoulez pas
Mes yeux pleurent la séparation
D'avec mes amis
Mais celle que je languis le plus
C'est ma mère chérie
J'en souffre encore plus
Tendre maman, je suis à Paris
Mon cœur souffre de notre séparation,
Mon esprit est troublé
Depuis que je t'ai quitté
Mes ennuis et mes chagrins
Ne font que s'accroître, maman chérie,
Mon cœur n'est plus en paix
J'attends ta réponse
Pour panser mes blessures
Je me suis entiché de Paris, Maman
Je fréquente les cafés
Je ne me suis ni marié, ni fait des enfants
J'ai quitté mon pays
J'ai quitté mes amis,
L'exil dure
Et mes tourments augmentent
De l'exil ma mère, moi, j'en ai marre
Les ennuis ne cessent de se multiplier
J'ai trop supporté !
L'exilé, ma mère
Que Dieu le ramène au pays
Qu'il voie enfin son pays
Qu'il voie ses amis
De l'exil, ma mère
Moi, je n'en peux plus
Les souffrances se multiplient
Que n'ai-je enduré!
CD MUSICIENS DU MAGHREB À LYON, CMT011, Distribution CMTRA
AVRUPAYI GEZEYIM DEDIM
(Je suis parti visiter l'Europe)
Paroles et musique
SULEYMAN DUMLU, 1981
Je suis parti visiter l'Europe
Le fourneau nous appartient mais pas la maison
Notre cœur saignait de ce désir d'être loin
Le cœur nous appartient mais pas la parole
Quand je regarde au loin les montagnes
L'effort nous appartient mais pas les routes
Notre cœur saigne en vain
Le cœur nous appartient mais pas la parole
Nos feuilles tombent de jour en jour
Les feuilles sont les nôtres mais pas le vent
Nous sommes devenus des rossignols mélancoliques en terre inconnue
Nous parlons, mais la langue ne nous appartient pas
Suleyman vous appelle depuis la France
La ruche nous appartient mais pas le miel
Nous avons dépensé notre sueur pour l'Europe
L'effort nous appartient mais pas le bénéfice.
COLUK COGUK
Paroles et musique
SULEYMAN DUMLU
Femmes et enfants sommes mêlés aux inconnus.
Notre vie parfois agitée, parfois calme.
Les années sont passées, que puis-je faire ?
Nos mariages et fêtes se passent à l'étranger,
Ceux qui nous voient nous prennent pour des bohèmes,
Alors que nos blessures saignent de jour en jour.
Mais les années sont passées, que puis-je faire ?
Les enfants fréquentent des inconnus.
Certaines de leurs erreurs nous ont tourmentés,
Il n'y avait que les médecins qui pouvaient nous aider.
Et les années sont passées, que puis-je faire ?
Mon ami Suleyman, ce chagrin ne cessera jamais.
Père, Mère, n'attendez plus que votre fils vous revienne !
Ma vie va s'éteindre dans le pays des autres.
Et les années sont passées, que puis-je faire ?
CD LES PENTES DE LA CROIX-ROUSSE CMT017 Distribution CMTRA
KOVUN BIZI !
(Foutez-nous dehors !)
Paroles et musique
SULEYMAN DUMLU, mars 1981
Nous avons été l'huile pour cuire votre nourriture
Vous nous avez dispersé comme le vent
Après avoir accouché de nos enfants
Maintenant... foutez-nous dehors !
Les lois sont-elles comme ça chez vous ?
Vous avez raccourci nos vies
Tout en piétinant nos cœurs
Maintenant ... foutez-nous dehors !
Vous nous avez invités avec le sourire
Vous nous avez fait percer des montagnes
Maintenant, avec de rudes paroles
Foutez-nous dehors !
C'est nous qui avons extrait votre charbon
C'est nous qui lavons vos villes
C'est nous qui allumons vos lumières
Maintenant ... foutez-nous dehors !
Vous nous avez déchaîné comme la marée haute
Vous nous avez séparé les uns des autres
Après nous avoir fait oublier nos villages
Maintenant ... foutez-nous dehors !
Mon Suleyman, dans quel état es-tu ?
Ne pense pas que ce que nous mangeons est du miel
Après nous avoir utilisé tant d'années
Maintenant ... foutez-nous dehors !
Contact
Association Rhône-Alpes d'Anthropologie
[http://univ-lyon2.fr/ara/->http://univ-lyon2.fr/ara/]
Retrouvez les témoignages musicaux des populations issues de l'immigration en Rhône-Alpes sur les CD édités par le CMTRA dans la collection Atlas sonores Rhône-Alpes.
Musiciens du Maghreb à Lyon CMT011
Flamenco à Lyon CMT014
Lyon Orientale CMT016 (épuisé)
Les Pentes de la Croix-Rousse CMT017
Omar el Maghrebi BLAADI MPJ111004
www.cmtra.org