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Nuit de la Méditerranée
L'ensemble sarde Coro a tenores di Bitti à l'Auditorium de Lyon

Entretien avec Bernard Lortat Jacob * CMTRA : Pour La Nuit de la Méditerranée proposée à l'Auditorium de Lyon, on pourra découvrir le tenore de Bitti, un ensemble polyphonique sarde que tu connais bien ?

Bernard Lortat-Jacob : La polyphonie de Bitti est liée au monde pastoral. Un monde pastoral encore très présent en Sardaigne et qui, en fait, est une véritable culture, qui a son code de l'honneur, son sens aigu de l'hospitalité, sa vision du monde etc. Un des chanteurs du groupe (Piero) est berger, les autres sont en contact étroit avec ce monde-là et il n'est pas exagéré de dire que le chant "a tenore", tel que le pratique les chanteurs de Bitti est le chant par excellence des bergers. Certes, la vie pastorale a changé en Sardaigne : les bergers sont beaucoup moins avec leurs bêtes qu'autrefois, mais cette culture ancestrale et forte demeure toujours présente.

En fait, les bergers, de nos jours, sont souvent dans les bars, entre eux surtout. Il y a des bars spécialisés dans les villages, des bars de "pastori". Cela se voit et s'entend surtout immédiatement. Il y a une forme de brutalité apparente dans les rapports sociaux : on parle et on se parle fort ! Et parfois on chante ensemble. En fait, les bergers vont à l'"ovile" tôt le matin, pour la traite notamment. Le reste du temps, ils stationnent souvent de longues heures dans les bars, pour boire des bières, bien sûr, mais surtout pour passer du temps ensemble.

"Tenore" est un mot volontiers utilisé au singulier : il désigne l'ensemble des quatre voix du choeur. Celui de Bitti est connu car il a été spontanément constitué il y a plus de 25 ans. La perfection de ce chant tient au fait que les quatre chanteurs ont une grande habitude de chanter ensemble. Ils chantent beaucoup, à l'étranger où ils sont souvent sollicités, mais ils n'ont absolument pas perdu l'idée de la nécessité de chanter en Sardaigne même. Ils sont présents dans les fêtes où ils sont régulièrement invités l'été. Je crois que sur les deux millions d'habitants de Sardaigne, pas un n'ignore le choeur de Bitti, et beaucoup ont passé un peu de temps ou bu un verre avec l'un de ses membres. Il faut une énergie considérable pour vivre comme vivent ces chanteurs de Bitti, à se donner ainsi sans compter. Moi qui les ai suivis plusieurs fois, je puis te dire que c'est vraiment impressionnant ! Je ne dis pas qu'ils connaissent tous les Sardes, mais ils connaissent toujours quelqu'un, le cousin de quelqu'un qui fait qu'ils sont partout en compagnie familière.

Ce sont des gens très centraux et très représentatifs de la Sardaigne. Et, en dépit du fait qu'ils tournent beaucoup. Leur technique vocale est parfaite, ils chantent très juste, le répertoire est beau. CMTRA : Quelle est ton analyse sur la généalogie de ces chants : peut-on noter des différences de tenore à tenore, les répertoires sont-ils hérités, ou s'agit-il de compositions ?

B.L.J. : De loin, on pourrait croire que tous les tenores sont semblables, alors que les gens restent très sensibles aux différences. De 10 km en 10 km, le tenore change de timbre, et c'est tellement vrai qu'il est difficile de demander à un chanteur de Bitti de chanter avec un tenor d'Oniferi (et encore plus dans un choeur de Castelsardo qui représente une culture musicale d'une tout autre nature). C'est un peu comme la langue sarde, fortement sous-dialectalisée de village à village. Il est vrai également qu'aujourd'hui, du fait du prestige du tenore de Bitti, beaucoup de jeunes essayent de chanter comme eux. Ils oublient leur "patois musical" en quelque sorte pour chanter comme Bitti. Mais, malgré cela, chaque village du centre de l'île (c'est là qu'est concentré le chant "a tenore") conserve théoriquement son propre style.

L'origine de ce chant ? C'est naturellement une question difficile à trancher : bien sûr le mot "tenore" fait penser à "teneur" en usage dans la musique au Moyen-Âge. On pourrait tout de suite penser qu'il y a une filiation depuis la musique savante, et on ne peut pas l'exclure complètement. Mais le mot "teneur" lui-même a changé de sens au cours du Moyen-Âge et la fonction de la teneur a, elle aussi changé au cours de l'histoire de la musique et on peut très raisonnablement supposer que le mot ait pu se transmettre, sans que nécessairement l'idée musicale qu'il représentait, ait suivi.

Considérons cependant que ce qui fait l'originalité fondamentale du tenore, c'est la technique vocale et le système d'organisation des parties. Il y a toujours quatre voix, un soliste, qui "porte" le texte, et le choeur qui réalise des syllabes sans signification.

L'ensemble fait comme un bloc, voilà essentiel. Cela apparaît bien chez ces chanteurs de Bitti, ils ont l'habitude d'incruster leurs voix les unes dans les autres, et tout est parfaitement contrôlé. Il s'agit là d'une idée de la polyphonie qui n'est malgré tout pas celle de Palestrina, car les voix n'ont pas d'autonomie : il y a le soliste et le chur qui forme un bloc très solide. De sorte que, à supposer que le tenore ait une origine savante, il est bel et bien sarde et unique en son genre, par sa technique vocale notamment. Le bassu notamment avec sa technique "fry" qui consiste à partir d'un son de registre moyen, et de tranformer ce son pour obtenir un son fondamental deux fois plus grave, en faisant vibrer les bandes ventriculaires, très probablement.

Cette technique ne se retrouve nulle part ailleurs, à part chez certains moines tibétains ou chez les Touvas, mais on ne peut pas dire que c'est une technique très méditerranéenne ! CMTRA : L'imitation des sons naturels est souvent évoquée par les chanteurs ?

B.L.J. : C'est leur obsession, mais je ne suis pas d'accord avec eux. En ethnologie, on écoute avec attention les gens, et à un moment donné on dit (et d'une certaine façon, on a le devoir de dire) : "Je ne suis pas d'accord". Tous les chanteurs disent que la basse imite le boeuf, le "contra" le mouton, la troisième voix c'est la brebis, etc... et ils sont complètement persuadés que tout cela est la reproduction des sons de la nature. CMTRA : C'est une folklorisation ?

B.L.J. : C'est un discours qui possède une valeur d'image, car ce que les chanteurs veulent signifier c'est qu'ils sont très près de la nature, et du monde pastoral. En fait, en Sardaigne, il y a 50 ans, tout le monde était berger. Donc, ce discours signifie ou rappelle que les cris des animaux ont nourri des millénaires de présence sur l'île, mais je pense qu'il s'agit là moins d'une vérité que d'une certaine représentation d'une certaine réalité. En fait, il faut voir le tenore comme un monde acoustique très particulier et esthétiquement fort.

On a parlé de cela lors d'un congrès sur la world music, il y a deux ans : Tous les essais des revivalistes aventureux, jazzmen ou autres échouent à chercher à intégrer cette esthétique à la leur. En fait, cette esthétique est si forte et si "dure" qu'on ne peut pas faire grand chose à partir d'elle ou en voulant l'adapter à la "sauce world". Le système musical lui-même est simple, le contrôle du son en revanche est extraordinairement sophistiqué. CMTRA : Vous parlez d'un monde acoustique dans vos écrits, et de la musique comme d'un art de vivre ensemble. En situation de migration, et l'on sait qu'il y a des communautés sardes importantes à Lyon, comment expliquer que cet univers acoustique ne se transporte pas, alors que beaucoup de communautés génèrent ou régénèrent leur musique en situation de migration ?

B.L.J. : Je ne connais pas Lyon, mais, je sais qu'un groupe "folk" s'est formé en Allemagne regroupant plusieurs chanteurs sardes. Ce sont ces situations de migration qui ont impliqué cette espèce de fusion pas très naturelle. En Sardaigne, il ne viendrait à l'esprit de personne de faire chanter un chanteur d'un village le répertoire d'un autre village situé 30 km plus loin.

En revanche, les conditions de migration et la nécessité de faire revivre une culture absente sont les éléments moteurs de cette régénération musicale. Ce que ces jeunes émigrés sardes, que je connais, aiment par-dessus tout, c'est partager des moments ensemble, manger sarde, boire (sarde, si possible), chanter et danser (sarde). L'immigration en France m'a beaucoup frappé en revanche, quand je suis entré en contact avec les cercles sardes de Paris. La plupart des Sardes de Paris ont perdu presque toute leur culture. Il s'agit là d'immigrations assez anciennes qui datent au moins des années 50 et qui ont donné lieu à une assimilation (le mot est vilain, mais c'est ainsi) beaucoup plus forte et où les réseaux intra-insulaires se sont beaucoup distendus. CMTRA : En Sardaigne même, quel sens possède le groupe polyphonique : un sens identitaire, un facteur de cohésion sociale ?

B.L.J. : Je crois qu'il n'y a pas de doute sur le côté identitaire, il faut être du village pour chanter ! Il m'arrive souvent de chanter avec des chanteurs sardes. Ils acceptent par gentillesse, mais on voit bien que c'est superficiel. Il y a dans le chant quelque chose qui est fondamentalement lié à des racines représentées. Je dis "représentées" parce qu'après tout on sait bien que la culture, cela ne consiste pas à être né sur place, cela peut être autre chose. Toujours est-il que, maintenant encore, on voit des jeunes bergers de 14 - 15 ans dans les fêtes qui vont acheter des cassettes de Tenores (surtout d'Orgosolo, qui est un village très prestigieux, et de Bitti également). Ils ne vont pas chercher Madonna... CMTRA : Le thème des textes évolue-t-il en phase avec le social ?

B.L.J. : Bitti et presque tous les tenores chantent des textes classiques, des poésies éditées au XIXe siècle. Il existe aussi des tenores qui font leurs propres textes. Les deux situations existent. Il y a un troisième cas, celui de Peppino Marotto qui ne chante plus beaucoup parce qu'il est âgé, et qui se sert du tenore pour chanter des chansons politiques. Dans le tenore, on peut aussi faire des "strofetti", des vers de circonstance.

J'ai enregistré une chanson sur l'histoire très politique d'un village, Irgoli, à propos d'un pont à reconstruire et d'un scandale politique lié à la reconstruction de ce pont. Alors, il n'est pas absurde d'imaginer qu'il y ait des passages possibles entre création littéraire et tenore, mais dans la situation actuelle ce sont surtout des textes classiques qui sont chantés, sans être nécessairement toujours très écoutés : car l'essentiel d'un ténor c'est quand même le son, plus que le texte. Mais pas seulement le son, car la musique, c'est aussi plus que le son lui-même.

En fait, dans un tenore, on est très sensible à ce que représentent les chanteurs qui sont ensemble, leur allure, leur façon d'être, leur générosité, leur éducation (au sens fort du terme, bien entendu). Cela fait partie du sens de la musique, et c'est même essentiel. Un type corrompu, sans aucune dignité, n'aura aucune chance de devenir un bon tenore. Le tenore est aussi une représentation de soi. Puis, il faut voir ces chanteurs ! Ils ont vraiment de l'allure ; ils sont sérieux, on a l'impression qu'ils portent quelque chose qui va au-delà d'eux-mêmes, ils portent leur culture, leur sens de l'honneur, leur réglementation, leur hospitalité qui est la valeur majeure en Sardaigne.

Le son, c'est plus que le son : c'est ce que l'on écoute et ce qu'on lit et interprète à travers cette écoute, y compris socialement. Propos recueillis par E.M et V.P. * Bernard Lortat Jacob est directeur de recherche au CNRS, responsable du laboratoire d'ethnomusicologie du musée de l'Homme et responsable des études doctorales d'ethnomusicologie à l'université Paris-X Nanterre. Il est l'auteur de nombreux ouvrages. Nuit de la Méditerranée LYON (69) Auditorium de Lyon

Atrium, à 18h00, Zit Zitoun ­ Ilyes À 19h00, Table ronde

Grande Salle, à 20h30, Coro a Tenores di Bitti Tekemali ­ Nuzah ­ Ensemble Oriental d'Istanbul

Atrium, à 23h00, Dezoriental - Zit Zitoun - Ilyes

Rens. 04 78 95 95 00


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