Ainsi à la fin du XIXe siècle, Julien
Tiersot recueillait à Bourg Saint-Maurice de nombreux airs de danse
interprétés au violon : Le père Tantet, violoneux virtuose, fut le "
maître " des frères Fudral. La famille Fudral, de Montvalezan, illustre
le foisonnement et l’étendue de cette pratique instrumentale dans la
vallée : elle comptait, entre les deux guerres, trois frères violoneux,
élèves de Tantet de Bourg-Saint-Maurice. Lucie et Albertine Fudral se
souviennent : " Un oncle jouait bien aussi, drôlement bien, il
s’appelait Isidore Fudral. Il y avait la Monfarine, le branle, la
badoise On dansait chez Esther Mercier, c’était assez grand, il y avait
beaucoup de monde. Ils jouaient quand on cassait les noix, ou quand on
remontait la terre Et puis quand ils ont fait l’usine EDF, il y a eu une
salle pour danser, avec un piano " Parmi les derniers violoneux
inscrits dans la mémoire locale, citons Lucien Empereur du Villars de
Sainte-Foy, Armand Gonthier de La Thuile, Esther Mercier de La Mazure,
sans oublier ces violoneux aux noms oubliés, à La Côte d’Aime et à Bourg
Saint-Maurice. La musique traditionnelle ne saurait être réduite en
Tarentaise à la représentation qu’en donnent les groupes folkloriques.
Ainsi, alors que le téléphérique du chantier de Tignes était employé
pour faciliter la contrebande de riz et de sel entre Lyon et l’Italie,
une contrebande d’accordéons s’était mise en place par les cols
frontaliers !
" Pendant l’occupation, on faisait nos bals clandestins avec
l’accordéon à 4 basses et tout le tralala " Les relations ayant été plus
souvent fraternelles que fratricides entre Tarentais et Valdôtains,
beaucoup de musiciens ont appris l’accordéon sous l’occupation
italienne. Dans les alpages, l’harmonica représentait les premiers pas
de cet apprentissage.
Le chant polyphonique peut également être considéré comme une
translation culturelle majeure, unissant les deux vallées de
Haute-Tarentaise et de Val d’Aoste. En 1860, les deux vallées ont été
rattachées respectivement à la France et à l’Italie : pourtant c’est le
même " pays ", les mêmes patronymes, les mêmes langues, française et
franco-provençale, que l’on retrouve de part et d’autre des cols. La
pratique du chant polyphonique est attestée, quant à elle, dans tout
l’Arc alpin. L’harmonisation à l’oreille, et la ditribution des voix se
font spontanément, comme dans le groupe des Citharins, mais aussi dans
les situations improvisées qui regroupent bergers, guides ou ouvriers au
café. Le répertoire de ces chants évoque en peintures naïves et
figuratives l’univers de la montagne, avant qu’elle ne connaisse les
transformations que l’on sait.
Ainsi se construisent et se déconstruisent les représentations d’un patrimoine bien vivant, changeant, évolutif, à l’image des villages et paysages contrastés de la Haute-Tarentaise.
Les crécelles des ténèbres, le Treizin et le chant des Âmes
L’église de La Gurraz s’illumine comme un phare céleste
dans le brouillard de la vallée. La Gurraz, village perché sur une pente
plus qu’abrupte, concentré autour de son clocher, semble un subterfuge,
érigé face au glacier qui le domine. La route d’accès constitue déjà un
sérieux avertissement. On raconte qu’un évêque, qui venait donner la
communion, n’aurait pu contenir sa peur que le glacier lui glisse sur la
tête ! Nous voici lors de la Semaine Sainte à La Gurraz. Les enfants
sont chargés de préparer la messe. Une grande crécelle de deux mètres,
que l’on nomme " le rimé ", est descendue du clocher, où elle repose
tout le restant de l’année près du carillon mécanique : on ne la sort
que pour le Vendredi Saint.
La crécelle géante est actionnée par un adulte, et les enfants
l’accompagnent avec des crécelles plus petites, à leur taille : la magie
fait le reste. Les enfants s’emparent des rues, encore bordées de
congères. Les ruelles se font l’écho tapageur de la mort de Jésus,
expression des ténébres, résonance en négatif du départ des cloches pour
Rome. Le groupe de tourneurs de crécelles appelle les fidèles en
parcourant les rues de La Gurraz, à trois reprises, tout en criant " le
premier ", " le second ", " le troisième ". _ Les ethnologues désignent
ces crécelles du Vendredi Saint comme des " contre-cloches " : "
Conformément à la liturgie catholique, dès qu’est advenu le moment de la
mort du Christ, tout doit faire silence dans l’église. Puis le curé
doit donner le signal du bruit qui, selon les uns, représente le
tremblement de terre et les grondements de tonnerre qui, d’après
l’Évangile, accompagnèrent la mort du Sauveur ; et qui, selon d’autres,
rappellent la cérémonie juive de l’expulsion des démons. Cette
explication est la plus scientifique, et elle explique aussi le fait que
le bruit fait par les enfants au moyen d’instruments divers se fait non
seulement dans l’église, mais aussi alentour et dans les rues du
village. " (A. Van Gennep)
Dans l’église de La Gurraz encore, à l’heure de la résurrection du Christ, le retour des cloches est fêté par l’alliance sonore des timbres du clocher, du chant du gloria et par les tintements de treize petites clochettes fixées sur une roue installée contre un mur de l’autel. Cette rotation multi-sonore évoque le Christ et les 12 apôtres : c’est le Treizin.
Les lamentations du Purgatoire : le Chant des Âmes
Il existe plusieurs versions, avec quelques variantes
pour chaque commune (Sainte-Foy, La Gurraz) de la " complainte de la
nuit des morts " en Haute-Tarentaise. Ces chants sont interprétés le
jour de la Toussaint par les jeunes, sous forme de chant de quête : les "
conscrits " du village se retrouvent, par exemple à Montavalezan.
Malgré l’habitat dispersé (46 hameaux à Montvalezan), les conscrits
interprètent quelques couplets devant chanque maison. La famille,
s’étant recueillie pendant le chant, sort alors sur le pas de la porte
et offre une obole.
Autrefois les oeufs et la farine collectés servaient à la
préparation des " bugnettes " : aujourd’hui l’argent collecté est
réinvesti de façon beaucoup plus sociale, comme l’explique le conscrit
de notre enregistrement. Sa place dans le cycle annuel et ses enjeux
communautaires, perpétuent une utilité sociale du chant de quête, liée
au rite. Un nouvel enjeu s’est plus récemment exprimé, tout aussi
fondamental : associer les néo-habitants saisonniers ou permanents de la
commune à la célébration : attitudes infléchies par la prégnance d’un
récent passé de migrations hivernales pour les populations de ces hautes
vallées. Et dans le local des conscrits de Montvalezan, autour d’un
verre, dans les préparatifs du repas, se retrouvent tous les jeunes
champions de ski, d’équipes de France, champions d’Europe, interprètes
du " Chant des Âmes ".
Valérie Pasturel
46 cours du docteur Jean Damidot, 69100 Villeurbanne
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