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Métissages, de Arcimboldo à Zombi
La transformation par l'autre

Entretien avec François Laplantine, ethnologue et professeur à l'Université Lumière-Lyon II CMTRA : Vous venez de publier, avec Alexis Nouss, un dictionnaire du métissage. Cet ouvrage est beaucoup plus qu'une énumération des «choses» métisses, c'est toute une pensée, une façon de voir qui y est proposée. Pouvez-vous nous donner les « clés » de la pensée métisse ?

François Laplantine : Non...(rires). Il n'y a pas de clés ni de serrure. Nous ne nous trouvons pas dans une logique du code, du décodage, de l'emboîtement. Il n'y a pas en métissage d'instruments, de clés permettant d'ouvrir des boîtes. Je ne peux parler du métissage que de manière latérale. Commencer par avancer une définition du métissage, cela voudrait dire qu'il y a des principes et après des illustrations de ces principes etc...

Nous sommes dans une pensée, mais aussi dans une conception du monde et une éthique, un rapport à l'autre, qui est de l'ordre du ëux, du mouvement, de la transformation. Il convient pour cela d'abandonner l'idée qu'il y aurait une pureté première, originelle, fondatrice qui ensuite, par contingence ou d'une manière accessoire aurait formé du dérivé qu'on appellerait le métissage. Il n'y a pas de formes élémentaires de la culture. Toutes les cultures, toutes les sociétés sont mêlées. Ce que nous proposons, avec Alexis Nouss, est assez différent de ce que l'on entend habituellement par « métissage », c'est-à-dire la coexistence dans l'espace d'éléments qui se rencontrent. Cela, c'est seulement de la juxtaposition, de la superposition, ce que l'on appelle en religion du syncrétisme et en architecture de l'éclectisme, alors que pour nous les processus de métissage sont des processus d'histoire, de temps, de tempo, de rythme, de tonalité plus que de totalité. C'est la raison pour laquelle la pensée métisse rencontre nécessairement les musiques. C'est dans ce domaine que la transformation des cultures est la plus intense. La musique nous introduit à ce qui ne peut être stabilisé, ce qui est tout le temps en évolution, en transformation. Il nous faut donc essayer de quitter le paradigme d'ordre, de pureté initiale, de catégorie et d'emblée penser ce qui s'élabore dans le ëux de la durée. Mais on ne nous a pas appris à penser comme ça.

Même en anthropologie, qui paraît être le domaine le plus ouvert à la rencontre des autres, on a pensé d'abord qu'il y avait un ordre de la raison, qu'il y avait, comme le dit Durkheim, des « formes élémentaires », des catégories, des structures et c'est seulement ensuite, avec Bastide, dans les années cinquante, que l'on commence à envisager la transformation des groupes les uns par les autres. Ce n'était pas du tout une pensée habituelle.

La norme, dans les sociétés est plutôt l'anti-métissage, la pureté, la stabilité, l'identité alors que la pensée métisse nous oblige à remettre en question cette pensée de l'identité, de la stabilité. Identité veut dire n'être que soi-même et ne rien devoir aux autres. Le métissage, à l'inverse, commence lorsque l'on s'aperçoit de tout ce que l'on doit aux autres, et que l'on cesse d'afÜrmer ne rien devoir à personne. Le métissage est le contraire de l'autisme ainsi que de l'individu repu, satisfait, autosuffisant. C'est le contraire de ce qui est compact et complet. C'est ce qui se trouve troué ou creusé, troué par l'événement de la rencontre de l'autre, aussi bien en politique qu'en esthétique et bien sûr en éthique. Parmi les musiciens qui se reconnaissent dans le champ des musiques du monde et dont on peut observer l'action et les propositions dans la région, beaucoup afÜrment avoir un projet de métissage musical, sans en avoir mesuré toutes les dimensions. Ces mots, « métissage musical », rencontrent un succès tout à fait étonnant. Quel est votre avis sur la question ?

J'ai l'impression qu'il y a un abus du terme. Les gens utilisent ce mot pour évoquer ce qui est épicé, bariolé et coloré, ce qui est foisonnant, exubérant et euphorique (comme la salsa). Or il peut exister des formes métisses d'une infinie tristesse : le blues, le fado, le tango, la morna, la rebetica athénienne, le son de Santiago de Cuba qui sont toutes, notons-le, des musiques portuaires.

Le métissage n'est pas la jubilation solaire, l'idée que l'on se fait habituellement des îles Caraïbes et du Brésil, dont on voudrait faire un réservoir d'exotisme pour la planète. Il peut se jouer aussi dans la mélancolie qui est d'ailleurs un sentiment métis parce que c'est un sentiment d'oscillation entre le présent et le passé. Il n'y a pas de projet métis, ni de programme métis. Il ne suffit pas d'affirmer qu'on va faire du « métissage » ! C'est toujours un peu suspect pour moi. Les « musiques du monde », la world music relèvent souvent de l'entassement,de la juxtaposition, de la capitalisation donc du capitalisme, c'est-à-dire du toujours plus, alors que dans le métissage il y a sans doute du manque, il y a, du moins, de la perte, de l'angoisse, de l'involontaire. On ne peut pas réunir des musiciens de différentes parties du monde qui diraient « Voilà, maintenant qu'on est ensemble, on va féconder nos différences ». Ça survient à l'improviste, d'une manière involontaire, inconsciente, alors qu'on ne s'y attend pas. Je dirais que le métissage advient ou survient lorsque le devenir vers lequel on va l'emporte sur l'origine d'où l'on vient.

Ça ne se décrète pas. Ce n'est pas quelque chose qui peut-être programmé par des lois, et certainement pas par l'État. Cela survient de manière non-institutionnelle, par en bas, même s'il est préférable qu'une société facilite institutionnellement ces processus. Je crois, voyez-vous, qu'il y a beaucoup de générosité dans les rencontres, les manifestations, les concerts que l'on appelle « métis », mais pour nous, avec Alexis Nous, dans notre travail de construction de concepts, ce n'est pas une question de bonne volonté, de générosité. L'art n'est pas seulement généreux, il trouble, il perturbe, il renverse les conventions. On peut observer un paradoxe dans les sociétés occidentales : en même temps qu'on voit éclore ces projets qui décident d'aller vers un métissage musical, on voit se multiplier, de manière institutionnalisée, des phénomènes de patrimonialisation. Il y a d'une part cette espèce de générosité brouillonne, et d'autre part la multiplication de lieux, d'outils, de témoignages sur le patrimoine, renvoyant au passé, avec toutes les questions que cela peut poser. Quelle explication pourrait-on donner à la simultanéité de ces deux projets contradictoires ? Vous êtes en train de dire qu'il y aurait d'un côté un projet qui irait vers la sauvegarde des racines, des sources, des origines, des identités, des particularités du patrimoine musical d'un groupe donné et de l'autre côté des entreprises, des expérimentations qui se préoccuperaient moins des spéciÜcités mais au contraire travailleraient dans un processus que Lévi-Strauss appelle « le bricolage ». Je ne sais pas s'il y a vraiment lieu de les opposer parce qu'il y a à la fois une nécessité de féconder un leg qui nous a été transmis, d'entretenir un rapport vivant à la mémoire... ou plutôt aux mémoires (je mettrais tout de suite ce terme au pluriel : il s'agit également de la mémoire des autres) et des processus d'expérimentation et de transformation qui sont porteurs d'avenir. Le métissage ne se trouve pas du côté des « racines » singulières, mais plutôt de ce que Deleuze appelle le rhizome, c'est-à-dire comme dans les fraisiers, des racines qui vont à la rencontre d'autres racines, qui s'entremêlent. Dès que vous en tirez une, il y en a d'autres qui viennent ! On ne peut pas les isoler. Pouvez-vous nous donner des exemples de « métissages musicaux » ?

Il me semble qu'il s'est produit au cours de ces dernières années en Algérie et en France un phénomène tout à fait considérable qui a bouleversé l'idée que les musiques seraient séparées les unes des autres, c'est le raï. Il s'est formé dans la région d'Oran puis dans les banlieues de Paris ainsi qu'à Vénissieux. C'est une musique de l'entre-deux, de l'entre-deux rives, de l'Algérie et de France. On ne peut plus continuer d'opposer les deux rives de la Méditerranée. Le raï est quelque chose qui les déborde, et dans lequel se reconnaît une partie de la sensibilité d'une génération. Là il y a un exemple de métissage.

On pourrait prendre également l'exemple de la bossa-nova brésilienne. Elle s'élabore à Rio dans la rencontre du jazz et de la samba. Elle jaillit dans cette modulation inédite, imprévisible entre les rythmes du jazz et le tempo de la samba. Au Brésil aussi, il y a du nationalisme, de l'identité : le rythme de la samba peut reprendre le dessus, ou bien, dans un mouvement inverse d'adaptation de la bossa-nova, le jazz peut gagner. Le métissage, c'est cette oscillation à laquelle on ne peut mettre un terme : tantôt on va ressentir davantage le rythme du jazz et tantôt le tempo de la samba. Il est cette tension par laquelle Baudelaire, le premier, définit en 1863 la modernité : la modernité n'est ni la séparation ni la fusion mais la tension. Ce n'est pas la concomitance, mais c'est l'intermittence. Enfin, nous pourrions prendre l'exemple du tango. Il peut être considéré comme métis parce qu'il va mêler des musiques qui viennent des Caraïbes, de Cuba, d'Espagne, d'Italie, d'Allemagne. Mais ce qui me semble le plus intéressant, c'est que le tango chante sur un rythme guilleret la plainte d'une âme désespérée.

C'est cette oscillation entre la joie et la tristesse qui est profondément métisse, oscillation que l'on rencontre également dans la musique Klezmer qui évolue entre des rythmes juifs d'Europe centrale et du jazz des États-Unis. Mais le tango est plus métis encore dans sa chorégraphie. Les pas de l'homme et les pas de la femme se répondent et rendent possible l'improvisation de toute une chorégraphie qui n'est pas répétitive comme la valse mais va créer des figures à l'infini.

Le métissage pose, vous le voyez, la question non pas de la conservation de soi-même mais de sa transformation par l'autre. Il est le contraire de la complétude. Il se produit lorsque l'on en finit avec la fiction de l'étranger projetée défensivement au-dehors et que l'on commence à éprouver en soi cette perturbation et cette transformation créée par l'autre qui provoque du vacillement, du frémissement, de l'étrangeté. Cette expérience, que nous pouvons ressentir musicalement et pas du tout intellectuellement, fait tout le charme, mais aussi toute la difficulté de l'existence. Propos recueillis par J.B. et Y.E. Métissages, de Arcimboldo à Zombi,

François Laplantine - Alexis Nouss,

Pauvert, 2001 / ISBN 51-1420-2 IX


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